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Séance du 25 octobre 2013: notes de l’exposé (Alexandre Feron)

Partie I : Situation de la Critique de la raison dialectique :

De l’existentialisme au marxisme

 

Parcours de Sartre. Situer la CRD dans le parcours de Sartre. Reprise de certains moments importants du travail de détail qu’on a fait l’an passé dans notre lecture des Situations. Années 40 : se situe en extériorité par rapport au marxisme, philosophie faible, un « mythe » révolutionnaire, positivisme, scientisme. Accord politique sur la nécessité de l’engagement révolutionnaire, mais non philosophique. Années 50 : se situe à l’intérieur du champ du  marxisme. Comment est-il passé de l’un à l’autre ?

Place du marxisme. Centralité du marxisme dans le champ intellectuel. Nécessité de se définir par rapport à lui. Pas tant qu’il soit la philosophie dominante, mais c’est le partage dominant dans le champ, c’est par rapport à lui qu’on se situe. Il s’agit donc de retracer les différentes manières dont Sartre s’est situé par rapport au marxisme.

I/ Matérialisme ou révolution ? (1945-50)

Description d’ensemble. a/  « existentialiste » de Sartre (1945-1950). Libération et début de la Guerre froide. Formule doctrine de l’engagement. Rencontre la lourde présence du PC dans le champ politique et intellectuel. Rapports difficiles : Résistance, CNE, hostilité au moment de la mode existentialiste. b/ Sartre se définit en extériorité par rapport au marxisme. Engagement de gauche, mais non communiste. Trouve une traduction philosophique dans Matérialisme et Révolution (1946) et une traduction politique dans la fondation avec David Rousset du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire (RDR) entre 1947-49.

Formation de Sartre et le marxisme. Sartre n’a pas attendu la Libération pour se situer par rapport au marxisme. Marx était entièrement absent de l’enseignement universitaire (comme Hegel), mais exerçait une certaine attraction sur les jeunes (Kojève). Années 30 : moment de basculement du monde étudiant à gauche. Dans un passage de Questions de méthode, qui constitue une sorte de Discours de la méthode de Sartre (en articulant questions méthodologiques et situation biographique), il revient sur sa première rencontre avec la pensée de Marx pour montrer l’étrange fascination et pourtant l’incompréhension des étudiants petits-bourgeois (dont il faisait partie) face à au marxisme :

Quand j’avais vingt ans, en 1925, il n’y avait pas de chaire de marxisme à l’Université et les étudiants communistes se gardaient bien de recourir au marxisme ou même de le nommer dans leurs dissertations ; ils eussent été refusés à tous leurs examens. L’horreur de la dialectique était telle que Hegel lui-même nous était inconnu. […] C’est vers cette époque que j’ai lu Le Capital et L’Idéologie allemande : je comprenais tout lumineusement et je n’y comprenais rien. Comprendre c’est aller au-delà de soi-même : cette lecture ne me changeait pas. Mais ce qui commençait à me changer, par contre, c’est la réalité  du marxisme, la lourde présence, à mon horizon, des masses ouvrières, corps énorme et sombre qui vivait le marxisme, qui le pratiquait, et qui exerçait à distance une irrésistible attraction sur les intellectuels petits-bourgeois. [Questions de méthode, p 22]

Ainsi, la reconnaissance de la force de la réalité pratique du marxisme se double d’une méconnaissance et d’une certaine incompréhension de la théorie marxiste. En effet, le marxisme lui semble poser une « métaphysique matérialiste ». C’est ce qu’il explique dans la conclusion de son essai La Transcendance de l’Ego (1936), l’un des premiers textes où il aborde explicitement la question du marxisme :

Il m’a toujours semblé qu’une hypothèse de travail aussi féconde que le matérialisme historique n’exigeait nullement pour fondement l’absurdité qu’est le matérialisme métaphysique. [TE, p 131]

Décision presque inaugurale : distinction du « matérialisme historique » et du « matérialisme métaphysique » (dialectique).

Matérialisme historique et dialectique. Les termes ne se retrouvent ni chez Marx, ni chez Engels. Constitution du « marxisme » entre la fin XIXe et années 1930 : social-démocratie allemande et philosophie en URSS. Labica, Le marxisme-léninisme : analyse de la mise en place de l’orthodoxie philosophique stalinienne (à partir de 1930). Doctrine achevée et définitive. Matérialisme dialectique et matérialisme historique (extrait d’un chapitre de L’histoire du PC (b) d’URSS (1938). Fondement philosophique : matérialisme dialectique (théorie générale de la nature). Appliqué par Marx à l’histoire pour donner le matérialisme historique, et puis par Lénine à la politique. Orthodoxie philosophique au cœur du dispositif idéologique stalinien. Certaines citations autorisées ; pas d’étude des textes (ni Marx, ni Engels, ni Lénine) ; imitation du style « stalinien ». Si pour Aristote : il n’y a de science que du général », le Diamat affirme « il n’y a de science que du (secrétaire) général » (Labica). Etat du « marxisme » des PC à la Libération.

Matérialisme et Révolution (juin et juillet 1946). Réponse de Sartre aux attaques communistes. Attaque porte sur clé de voute du système, mais aussi point faible (il n’y a pas de philosophie marxiste ; rétroprojection mythique d’un matérialisme dialectique originaire etc). Enjeu du texte : le lien entre le matérialisme et la révolution, c’est-à-dire l’idéologie du mouvement ouvrier (philosophie marxiste, c’est-à-dire marxiste-léniniste, stalinienne ; mais Sartre ne fait pas de distinction : « marxisme » est tout un, mais toutes les références sont dans la brochure de Staline) – c’est-à-dire une théorie ; et le mouvement ouvrier lui-même, sa pratique. Est-ce un lien nécessaire ? Bref « se demander […] si le matérialisme et le mythe de l’objectivité sont vraiment exigés par la cause de la Révolution et s’il n’y a pas un décalage entre l’action du révolutionnaire et son idéologie. » (p 105). Question de la fin du texte : « Qu’arrivera-t-il un jour, si le matérialisme étouffe le projet révolutionnaire ? » (p 166). [pour une analyse plus longue cf texte de l’intervention au séminaire Sartre l’an dernier « Vers une philosophie de la Révolution. Lecture de Matérialisme et Révolution (1946) »] Structure de l’article : Deux parties : Partie I : « Le mythe révolutionnaire » : 1/ Absurdité du matérialisme dialectique ; 2/ Vérité du matérialisme dialectique : pragmatique, permet d’unifier ceux qui luttent ; utilité négative, de combat (critique des postulats et valeurs bourgeoises) ; mais seulement une valeur transitoire et incapable de fonder un ordre positif. Partie II : « La philosophie de la Révolution » : analyse existentielle de la pratique révolutionnaire pour dégager la philosophie spontanée ou implicite du révolutionnaire : non pas ce qu’il dit ou croit, mais ce qu’il fait ; or, Sartre montre que l’idéologie matérialiste du révolutionnaire est en décalage par rapport à sa pratique ; celle-ci est rendu compréhensible par la philosophie existentialiste. Bref, les militants communistes sont existentialistes sans le savoir.

Refus du matérialisme dialectique.  Moment important du texte pour la CRD c’est sa critique du matérialisme dialectique, la « philosophie » du marxisme. S’agit de montrer qu’il n’y a pas de dialectique dans les choses, pas de dialectique de la nature. a/ Matérialisme dialectique est la fausse unité de notions hétérogènes : d’une part la matière, inertie, mouvement venant de l’extérieur ; partes extra partes ; de l’autre, des réalités synthétiques (conscience, idées…). Or, implique deux méthodes différentes, d’un côté méthode analytique des sciences, convient au quantitatif ; de l’autre, méthode synthétique où la notion de dialectique peut avoir un sens car il y a des totalités. Pour que la dialectique ait un sens, il faut qu’il y ait des totalités du côté de l’objet ; or, il n’y en a pas dans la nature. Reconduit fort dualisme (EN, mais aussi Bergson). b/ Problème fondamental : ne peut se prouver elle-même (cf texte p 123-125). (1) la dialectique de la conscience (chez Hegel) éprouve sa propre certitude et nécessité. Le sujet et l’objet sont dialectiques. Identification progressive de la dialectique de la conscience et la conscience de la dialectique. (2) Or, en mettant la dialectique sur ses pieds Marx (dans les choses) institue une scission entre conscience et dialectique. Comment la conscience qui fait partie de cette dialectique des choses, peut prendre conscience de cette dialectique ? Comment est-ce que la dialectique des choses devient conscience de la dialectique ? (3) Donc, matérialisme dialectique ne peut être la philosophie qui fonde l’édifice du marxisme : fondement est sans preuve. Il s’agit d’une « hypothèse de travail », d’une « conjecture », peut-être une méthode, mais sans garanties. En tout cas pas ce qui permet de donner une certitude apodictique à la philosophie et de pouvoir en déduire sans faille la suite. (4) En fait, il s’agit simplement d’une projection sur la matière de ce qui vaut pour la conscience. Matérialisme dialectique est un idéalisme. Pas de dépassement matérialisme et idéalisme. Transgression de ce qui est donné. Métaphysique.

II/ S’affronter au marxisme et faire la politique du PCF (1950-56)

Evolution politique. A partir de la fin des années 40 début 50, Sartre évolue. Au début, pas par la philosophie, mais par la politique. Echec du RDR : dérive à droite, absence d’audience. « La troisième voie sans troisième force » (MA Burnier, partie I). Impossible de faire quoi que ce soit en dehors du PCF et surtout contre lui. Nécessité de se rapprocher du PCF. Affaire Henri Martin. Manifestation Ridgway et pigeons voyageurs. Italie. Retour en France : Les Communistes et la paix (3 parties : 1952-54). Encore très existentialiste (raisonne à partir de ses principes), mais rapprochement politique : compagnonnage de route. S’agit pour lui de refaire le geste de MP dans HT : politique du PC, en gardant droit de critique, et une certaine distance.

Penser contre soi-même avec le marxisme. Période de remise en question de sa pensée et son statut. a/ Penser contre soi-même, contre ses habitudes, se briser les os du cerveau. Lecture des classiques du marxisme, histoire, sociologie, anthropologie etc.  Dans une lettre à Merleau-Ponty du 29 juillet 1953 Sartre exprime la nécessité pour tout philosophe de s’affronter au marxisme :

Le devoir du philosophe aujourd’hui c’est de s’affronter à Marx (exactement comme son devoir au milieu du siècle dernier était de s’affronter à Hegel). [Merleau-Ponty, Parcours Deux. 1951-1961, Editions Verdier, 2000, p 165]

Commence le thème du marxisme comme milieu culturel de notre époque, comme philosophie indépassable etc. b/ Début aussi de l’analyse de soi qui va aboutir dans Les Mots. c/ Rapport ambigu au marxisme : proclame son adhésion, mais encore très loin théoriquement. Polémique : ne cesse de lui montrer en quoi il n’est pas marxiste (Lefort, Castoriadis, Ernest Mandel et Merleau-Ponty) (pour l’étude détaillée des polémiques: cf séance du 19 décembre 2012). d/ Autre facteur de l’évolution : Simone de Beauvoir : Deuxième sexe (1949), mais aussi écrits théoriques de l’après-guerre : critique de la conception sartrienne de la liberté. Malgré usage des concepts sartriens, elle est proche de Merleau-Ponty, et leur donne un tour critique. Influence souvent sous-estimée. (cf Sonia Kruks, Situation and Human Existence. Freedom, Subjectivity and Society, 1990 : montre rôle de l’influence beauvoirienne dans l’évolution de Sartre)

Polémique avec Merleau-Ponty. Lettres de rupture. Retrait TM. Ecriture des Aventures de la dialectique (1955). Chapitre consacré à Sartre est le plus long de l’ouvrage : « Sartre et l’utlra-bolchévisme ». Texte très dure contre Sartre : (1) tu n’as pas changé depuis l’EN (toujours les mêmes problèmes) ; (2) tu n’as rien compris à Marx. Enjeu de l’ouvrage : Retracer l’évolution de la pensée de la dialectique (dans la tradition marxiste), pour en creux parler de l’évolution de la situation générale et de la manière dont le marxisme peut ou pas permettre de comprendre le monde. Question : dans quelle mesure la dialectique marxiste est-elle ajustée au sens objectif qui se dégage du monde ? Réponse : plus encore qu’en 1945, la lutte des classes est masquée (comportement du PCF et URSS, Guerre froide etc), l’évolution du monde ne correspond plus au schéma du développement historique présenté dans le marxisme. URSS : rupture de la dialectique entre direction et base dans le parti dans la conception léniniste ; entre le parti et les masses (dictature stalinienne). Dialectique dans élaboration de la ligne politique. Ruine de la dialectique dans le stalinisme. « Ultra-bolchévisme » : période où la pratique communiste n’a plus rien à voir avec la théorie marxiste : plus de dialectique, seulement un sens qui s’impose de manière verticale. Thèses de l’ouvrage : Thèse (1) : Sartre n’est pas marxiste. Travaille sur Marx et le marxisme (Lukacs, Lénine, Trotski), pour montrer en quoi la manière de penser de Sartre est étrangère à la logique marxiste, notamment en ce qui concerne la dialectique. C&P ne sont pas un texte marxiste. Sartre reste Sartre. Thèse (2) : Mais, Sartre produit une description adéquate de la pratique communiste d’aujourd’hui. Epoque où le PCF et l’URSS ne sont plus marxistes, si ce n’est en idéologie. Mais écart entre idéologie et pratique (cf refait opération de M&R). Sartre en méconnaissant marxisme, est donc au plus proche de la philosophie du PCF. Période : « ultra-bolchévisme ». Rapport non dialectique entre masses et le parti, donc volontarisme ; et essaie de forcer l’histoire. Opposition sartrienne entre action/conscience pur qui donne sens, et l’en-soi qui est dépourvu de sens. Par opposition à l’idée d’un sens objectif du monde.

le communisme d’aujourd’hui est plus près d’une philosophie de l’engagement que de la philosophie marxiste de l’histoire (fait remarquable que Sartre, non marxiste, soit plus près des communistes que beaucoup de ceux qui se disent marxistes). [Lettre de MP à Sartre, conférence, Parcours deux 1951-1961, p 162]

Thèse (3) : Nécessité d’adopter une nouvelle position : passage de l’attentisme communiste de l’après guerre à l’a-communisme. Critique de l’engagement sartrien.

Importance de l’ouvrage pour la Critique. a/ « On peut ainsi tenir la Critique pour un écho, sinon pour une réponse, aux Aventures de la dialectique et peut-être à l’œuvre de Merleau-Ponty tout entière » (Caeymaex, « La dialectique entre Sartre et Merleau-Ponty », dans Etudes sartriennes, n°10, 2005). Peu de personnes ont travaillé sur l’influence de MP sur Sartre. Une des hypothèses qu’il faudra essayer de vérifier cette année. b/ Eléments à avoir en tête : (1) critique contre Sartre qu’il n’arrive pas à penser l’intermonde (dialectique abstraite entre en-soi et pour-soi) : institutions, histoire, social etc.

Ce qui empêche Sartre d’admettre cette action lourde où il n’y a ni autorité pure ni obéissance pure, et qui, à son point culminant, s’appelle révolution, c’est une philosophie qui oppose absolument le sens tout spirituel, impalpable comme la foudre, et l’être qui est pesanteur et cécité absolue, et certes, cette philosophie est à l’opposé de celle de Marx. [AD, p 174]

(2) Ruine de la dialectique : défense de la dialectique, par une « critique » (sens et portée, limites de l’application de la notion à la compréhension du monde). (3) Sens de l’histoire. Scepticisme wébérien de MP : plus de sens de l’histoire, relativisme des perspectives (Aron). Sartre : affirme l’intelligibilité de l’histoire, l’histoire a un sens, une direction. Aventure n’est pas un échec, mais elle continue.

III/ Vers une Critique de la Raison dialectique (1957-1960)

Ruptures. Evolution liée à 2 événements historiques d’importance : (1) Intervention soviétique à Budapest. Echec de la déstalinisation. Fantôme de Staline. (cf séance du séminaire de l’an dernier sur “L’insurrection de Budapest” pour une analyse du texte) Première tentative de comprendre le système soviétique. Poursuite dans le T2 de la CRD. Rupture avec le PCF.  (2) Guerre d’Algérie. Situation bloquée en Europe. Espoir venu d’ailleurs.

Marxiste contre le PC. a/ Devient beaucoup plus marxiste qu’il ne l’était quand il était Compagnon de route du PC. Paradoxe que note MA Burnier :

« Les périodes de rapprochement philosophique ne sont pas forcément des périodes d’accord politique et vice versa. C’est ainsi que le quasi-alignement du JP Sartre sur la politique communiste, en 1952, est justifié par une idéologie proprement existentialiste qui emprunte encore peu au marxisme-léninisme ; en revanche, la critique de l’action de l’URSS et des positions du PCF lors de événements de Hongrie et 1956 est exercée au nom même des principes du marxisme et du socialisme. » [Les existentialistes et la politique, p 47]

Dans une interview il dira : la CRD  est un ouvrage marxiste écrit contre les communistes. Intervention théorique aussi dans le combat pour la déstalinisation aussi en philosophie (qui n’a pas eu lieu ; cf Labica). b/ Thème de l’opposition entre marxisme « vivant » et « mort » (1956-57) : marxisme dogmatique, refusant tout dialogue avec l’extérieur, se présentant comme un ensemble de thèse achevées vs marxisme vivant, c’est-à-dire qui « intègre » toutes les autres disciplines. CRD : tentative pour poser les fondements de cette unification des Savoirs d’une époque dans le marxisme (anthropologie, existentialisme, histoire, psychanalyse etc).

Anti-impérialisme et marxisme.  Importance décisive de l’analyse du système colonial (violence, racisme, structures etc) : donne poids de plus en plus important aux structures, certes dépendent d’une praxis pour exister (dépendance ontologique), mais sont déterminées par elles dans leur manière d’être. Situations V. Colonialisme et néocolonialisme. Deux textes : « Le colonialisme est un système » (1956) et la préface au Portrait du colonisé d’Albert Memmi. « Système » devient plus important que « situation ». (cf séance du séminaire Sartre de l’an dernier: “Le colonialisme est un système”: structure et praxis coloniales) Question coloniale intervient à plusieurs moments décisifs de la CRD.

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