NOTE SUR UN POINT DE TACTIQUE MENCHEVIQUE
Cette note se présente comme le développement d’une remarque de l’article « Tout le pouvoir aux Soviets », à propos de la tactique d’alliance des menchéviks en 1905 avec les « éléments éclairés » de la bourgeoisie. Par delà cette remarque, nous nous référons à un texte de Balibar (Lire le Capital, p.291-292 : « Tendance et contradiction du mode de production »).
Ce qui est en question pour la social-démocratie en 1905 : la détermination par « l’analyse de la réalité sociale » des éléments libéraux susceptibles de lutte contre l’autocratie. Cette détermination semble aller de soi, pour un marxiste ; elle semble n’être que la mise en oeuvre prolongée de l’analyse en « termes de classe ». Elle est pourtant remise en question par Lénine qui avance un critère nouveau, le seul réel, dit-il. En voici les expressions : la social-démocratie peut soutenir la bourgeoisie « dans la mesure où elle est révolutionnaire », « dans la mesure où celle-ci combat réellement le tsarisme », « dans le mesure exacte où… », « exclusivement là et dans la mesure où elle combattra en fait… » (cf. Œuvres, t. 8, p. 68, 69, 71, 72, 73, 79, 183, 184, etc., et Deux tactiques de la social-démocratie, p.49. Le texte le plus souvent cité est « Démocratie ouvrière et Démocratie bourgeoise », où Lénine critique la motion de Starover du IIe Congrès).
Ces expressions indiquent l’existence de variations (degré, mesure) indéterminables, imprévisibles par l’analyse. Et cette indication nous amène à nous interroger sur les limites de l’analyse en termes de classe, sur l’efficace de la pratique politique – ou d’un de ses éléments, « l’action combinée des forces sociales », – sur son autonomie et partant, sur l’efficace de la structure.
Ces questions reviennent à un problème unique, indiqué par « l’élément éclairé » : Quel est le mode de détermination de ce qui ne peut être déterminé en termes de « forces sociales » ?
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I. Communauté de point de départ
Nous rappelons ici la démarche, les observations et les questions posées au début de 1905 par les menchéviks aussi bien que par les bolchéviks :
- Tous les marxistes caractérisent la révolution qui vient : c’est une révolution bourgeoise.
- Le fait nouveau par rapport à l’agitation libérale du XIXe siècle est la participation massive de la classe ouvrière à l’agitation : les grèves se multiplient, de plus en plus dures ; le 9 janvier revêt, de ce point de vue, une importance toute particulière.
- Ce fait nouveau est un fait accompli pour la social-démocratie. Celle-ci se découvre en retard sur l’activité révolutionnaire du prolétariat. (t. 8, p.169)
C’est dans cette situation que néo-iskristes et la « majorité » se demandent :
- avec qui s’allier pour lutter contre l’autocratie ;
- quelle forme doit prendre cette alliance ?
et ce, compte tenu de l’exigence à laquelle cette alliance doit satisfaire : sauvegarder l’indépendance de la social-démocratie, « ne pas avoir les mains liées », ne pas se laisser « absorber » par la démocratie bourgeoise (cf. Deux tactiques de la social-démocratie, § 6).
Jusque là, menchéviks et bolchéviks tombent d’accord, y compris, malgré les apparences, sur la question de l’indépendance de l’avant-garde ouvrière. C’est dans la réponse à la double question que nous venons de présenter que naissent les divergences.
« La source de nos divergences, ce n’est pas la question de savoir si ce danger (d’absorption par la démocratie bourgeoise) existe, mais s’il est dû à ce qu’on appelle le suivisme de la « minorité », ou à ce qu’on appelle le révolutionarisme de la « minorité ». » (Deux tactiques de la social-démocratie, p. 47). En fait, ce n’est là qu’un point de résurgence d’une divergence antérieure – il s’agit d’une antériorité logique. La source profonde de cette divergence est, nous le verrons, à rechercher dans les principes théoriques.
II. Approche de la tactique menchévique
En première analyse, la tactique menchévique présente trois caractères essentiels :
- D’abord une analyse apparemment fine et subtile du courant libéral, de tout ce qui, au sein de la démocratie bourgeoise, est susceptible de lutter aux côtés du prolétariat, contre l’autocratie. Ce que les menchéviks cherchent à déterminer, c’est une coupure, un point de scission dans le libéralisme. Insistant sur le raffinement qu’ils y emploient et dont ils ont vite tendance à s’enorgueillir – ce que Lénine ne manque pas de railler.
- Mais ce n’est pas d’une analyse de la réalité sociale qu’il faut parler, mais plutôt d’une multiplicité d’analyses. On voit, en effet, les distinctions s’ajouter aux distinctions, les déterminations nouvelles s’ajouter aux anciennes au fur et à mesure des manifestations superficielles, divergentes ou, à tout le moins, variables des parties concernées. Comme on peut s’y attendre, cette pluralité croissante d’ « analyses » ne va pas dans le sens d’un « approfondissement » ou d’une plus grande acuité. Elle aboutit à des reniements et des contradictions.
- Le but visé et réalisé çà et là est clair : conclure des accords verbaux, prendre des décisions, faire des déclarations communes avec les éléments libéraux que l’analyse a élu à cette destination : on les baptise alors « éléments éclairés ou avancés » de la bourgeoisie.
Nous donnons ici un exemple où l’on voit à l’œuvre la tactique menchévique et ses contradictions qui se manifestent par un reniement formel.
Les néo-iskristes distinguent (cf. la motion de Starover du IIe Congrès et plus tard, leur organe) les Zemstovs, dont le libéralisme « n’est bon qu’à être fouetté », et la « démocratie bourgeoise » que l’on remplace par le « radicalisme intellectuel » ou « démocratie intellectuelle », avec qui il faut conclure des accords.
Mais à la même époque ou peu s’en faut, les mêmes menchéviks prônent des « types supérieures de manifestation », un « procédé vraiment nouveau », pour reprendre leurs expressions. Ce procédé particulièrement efficace n’est autre que l’entente de quelques groupes d’ouvriers avec des assemblées de zemstovs ou des doumas de ville. Ce qu’ils recommandent alors c’est l’accord verbal et formel (présence de quelques dizaines d’ouvriers au sein des assemblées, manifestations « pacifiques ») avec les mêmes libéraux qu’ils veulent fustiger. Cette contradiction est nettement soulignée par Lénine à propos des événements d’Ekatérinodar (p. 23) ; à propos de la motion Starover (p. 69) et à d’autres reprises (p. 137-145).
Notons – il faut y insister – que la forme de ces accords tout comme les participants sont « choisis » d’après les propositions et le bon vouloir de ces derniers.
Un autre exemple marque davantage encore l’importance décisive de l’attitude d’éléments non prolétariens, extérieurs à la social-démocratie dans la conclusion des alliances, et la vanité des ces dernières : la nouvelle Iskra se glorifie de ce que « la bourgeoisie démocratique et libérale a reconnu le rôle héroïque du prolétariat libérateur de la patrie » (t. 8, p. 167). Cela suffit aux menchéviks pour se tourner vers elle.
Telle est donc la tactique menchévique : chercher des appuis dans la bourgeoisie au nom de critères auxquels celle-ci – ou une fraction – est prête à répondre à tel ou tel moment, chercher les conditions, les clauses d’une reconnaissance politique de part et d’autre, qui détermineraient de manière décisive ceux qui, parmi les bourgeois libéraux, sont les « amis du prolétariat ».
III. La critique de Lénine – sens et fonction du « seul critère réel »
La réponse de Lénine est rigoureusement invariable : à chaque proposition, à chaque découverte d’une prétendue coupure, à chaque accord vanté par les menchéviks, Lénine reprend inlassablement : « un seul critère réel, le degré de participation effective à la lutte » (t. 8, p. 73). Pour les diverses formes de ce mot d’ordre, nous renvoyons à toutes les formules citées dans l’introduction.
La production de cet unique critère d’alliance est une complète et exacte répartie aux trois caractères que nos avons distingués dans la tactique menchévique.
- Il implique un refus des distinctions nuancées et subtiles des néo-iskristes. Lénine n’hésite pas à déclarer : « Les censitaires des zemstovs et les maréchaux de la noblesse sont des démocrates dans la mesure où ils se prononcent contre l’autocratie et le servage » et encore : « Tout libéralisme peut être soutenu par la social-démocratie dans la mesure où… » (t. 8, p. 70-71).
Ce ne sont pas là provocations polémiques. Ce que Lénine entend signifier, c’est que les nuances menchéviques, fussent-elles justes – en fait on le verra elles sont nécessairement fausses – seraient vaines. - Ce critère élimine d’office toute possibilité de volte-face, de revirement de la part de la social-démocratie. Si les alliances changent, ce n’est pas que les social-démocrates fassent d’autres analyses, de nouvelles découvertes, c’est qu’intervient un changement dans la combinaison des éléments non social-démocrates, non prolétariens qui participent à la lutte.
- Enfin ce critère supprime tout verbalisme et tout risque de non-application des accords : l’entente, telle que la conçoit Lénine, ne précède pas sa réalisation ; elle n’est proclamée que dans sa réalisation.
Le mot d’ordre bolchévik reprend et résout terme à terme chaque difficulté de la tactique menchévique. Encore faut-il montrer que par la réponse aux menchéviks Lénine répond à notre question.
Réduction d’une apparence :
L’apparence : les menchéviks pousseraient plus avant l’analyse marxiste que ne le ferait Lénine. Ils établissent des distinctions là où Lénine supprime toute ligne de démarcation. Il ne serait pas « donné au pauvre Lénine » de les saisir. Celui-ci semblerait même multiplier à plaisir les confusions grossières, répondre par l’amalgame (« tout libéralisme », « n’importe quelle bourgeoisie ») à chaque nuance des néo-iskristes. Au mieux, Lénine serait réduit à faire aveu d’impuissance.
Cette apparence nous nous proposons de la réduire, aidés en cela par plusieurs textes de Lénine qui la démentent implicitement ou explicitement.
- D’abord, Lénine ne se contente pas de rejeter purement et simplement le résultat des analyses de la nouvelle Iskra. Se situant sur le terrain de l’adversaire, celui de « l’analyse », il s’efforce de démontrer l’erreur des menchéviks à partir d’une hypothèse fausse : il combat l’erreur jusque dans l’erreur. Ce qui est, à la rigueur inutile. La production du « seul critère réel », est, on l’a vu, une réponse complète et définitive aux menchéviks. Cette démarche inutile – dont un exemple nous est donné dans la critique d’une analyse néo-iskriste du mouvement libéral (t. 8, p. 70-71) – est pourtant un indice dont il nous faut tenir compte.
- D’autre part, indice analogue au moment même où il recourt à l’action déclarée des forces sociales comme seul critère d’alliance, au moment même où il abandonne la caractérisation en termes de classe, Lénine tient à rappeler, non plus en acte, comme précédemment, mais à titre de pure exigence les principes de l’analyse marxiste.
« L’équivoque ou le manque de principes dans les questions théoriques équivalent précisément à l’époque révolutionnaire, à une complète faillite idéologique, car le socialiste a besoin précisément aujourd’hui, afin de maîtriser les événements au lieu d’en être le jouet, d’une conception du monde ferme et mûrie » (entendons : d’une théorie de l’analyse de la réalité sociales. – t. 8, p. 318).
- Enfin, quelques lignes plus loin, dans le même texte, Lénine opère l’unité entre ces deux indices, entre ce rappel des principes et ce qui semblait aller à leur encontre, le critère d’alliance. « A une époque révolutionnaire les discussions théoriques sur des thèmes sociaux sont tranchées par l’action déclarée des différentes classes sociales ». Unité éclairante.
Dès lors il s’ensuit que :
- L’impuissance apparente de Lénine est nécessaire : si Lénine « tranche les discussions théoriques » c’est que l’analyse marxiste produit ses propres limites, indiquant le point au delà duquel on ne saurait aller sans tomber dans le « ratiocinage » vain. On pourrait ici utiliser analogiquement la terminologie kantienne : il y a un domaine (ditio) de l’analyse de la conjoncture qu’on se méprendrait dangereusement à confondre avec son territoire.
- L’impuissance apparente de Lénine se transforme en toute-puissance par la production d’un nouveau critère, qui n’est pas semblable aux traditionnels critères « de classe », qui n’autorise pas la prévision. Il ne détermine pas l’indéterminable.
- Précisons maintenant les résultats de l’analyse de la réalité sociale. Nous nous référons au texte fondamental de « Deux tactiques de la social-démocratie » (p. 49), cité et commenté dans l’article précédent. Nous en rappelons les points essentiels :
- L’inéluctabilité de la révolution.
- La caractérisation des « forces sociales » et de leurs intérêts (démocratisme inconséquent de la bourgeoisie, démocratisme conséquent du prolétariat).
- Les deux voies de la révolution reposant sur deux types possibles de combinaisons sociales.
Nous dirons que ces produits de l’analyse sont des limites[1] définissant un champ d’indétermination, qui ne disparaîtront que par le fait de la lutte, le fait de « l’action ». Ces indéterminations, ce sont les combinaisons infiniment variées des forces sociales. « Nul n’est en mesure de les prévoir ». On connaît, pour ne prendre qu’une limite, l’intérêt contradictoire de la bourgeoisie, son besoin de transformation sociale et son besoin de l’autocratie pour lutter contre le prolétariat. Dans la conjoncture, cette caractérisation est ferme et invariable. On ne peut décider en revanche à quel moment et jusqu’à quel point la bourgeoisie, ou telle ou telle de ses fractions luttera contre l’autocratie. On voit alors ce qui rend possible la production du critère de degré de participation effective à la lutte, et ce qui donne son sens : c’est l’unité des limites du champ des variations.
Remarque : Si l’analyse léniniste a un domaine limité, si l’extension de sa mise en œuvre dans tout son « territoire » est illégitime, c’est que, dans le champ du réel :
- l’efficace de la structure est lui-même limité.
- Il y a un efficace autonome, non directement déterminé de « l’action ouverte » des forces sociales, élément de la pratique politique.
Nous disons « non directement déterminé » ; on pourrait dire encore : relativement autonome, ce qui signifie que la structure détermine bien les limites que nous avons énumérées ; et même plus, ces limites sont dans leur unité, les effets de la structure ; mais entre les deux voies de la révolution, entre telle ou telle combinaison « de détail » des forces c’est l’efficace de l’action et non celle de la structure qui est déterminante.
IV. Signification réelle de la tactique menchévique :
Un retour au menchévisme s’impose ; il sera bref. La fonction du critère léniniste d’alliance dans la lutte et sa production comme mise en œuvre rigoureuse et ultime des principes de l’analyse marxiste éclairent la tactique des menchéviks d’un nouveau jour.
L’erreur profonde des néo-iskristes n’est pas à chercher dans l’incapacité à appliquer l’analyse à son seul « domaine ». Nous sommes bien plutôt en présence d’une autre analyse.
- On peut ici reprendre l’indice de la démarche ‘inutile’ de Lénine pour comprendre non plus Lénine mais Starover ou Martynov. Si Lénine s’arrête sur les distinctions des menchéviks pour montrer qu’elles sont fausses alors qu’il a déjà montré qu’elles sont inutiles, c’est qu’il marque ainsi que l’erreur première, (incapacité à saisir les limites) fonde l’erreur seconde (distinctions fausses).
- L’analyse léniniste en produisant les limites du champ de variation des combinaisons, comme effets, dans leur unité, de la structure, les livre comme telles : on ne peut ne pas les « voir ». Pour qu’elles n’aient pas été « vues », il faut qu’elles aient été dissipées par un type d’analyse ne reposant pas sur une « conception du monde ferme et mûrie », pour reprendre l’expression de Lénine dont nous avons plus haut indiqué le sens. Ce type d’analyse, nous le caractériserons comme empiriste.
Les menchéviks enregistrent, constatent ; attendant les déclarations et les manifestations de l’ennemi-allié, ils prétendent le scinder pour en dégager les « bons » éléments, alors qu’ils sont tous « mauvais » et que de surcroît, force lui sera, au moment de lutte « ouverte », de se constituer, de lui-même, en ennemi ou en allié.
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Les menchéviks échouent nécessairement dans la détermination des « éléments éclairés » de la bourgeoisie.
Ouvrons une perspective : l’indéterminabilité des éléments avancés de la bourgeoisie n’est pas la règle ; en déterminant une coupure entre la bourgeoisie compradore et la bourgeoisie nationale, Mao Tsé-toung ne dépasse pas la limite légitime de l’analyse. Le pas franchi par Mao n’est pas accompli dans une évolution de la science, mais dans un déplacement rigoureux des analyses. Ce déplacement fera prochainement l’objet d’une analyse systématique.
(Transcription Alexandre Feron)
[1] Note : à titre de rappel et d’anticipation, il faut distinguer :
- les limites (produites par l’analyse) du champ des variations de la combinaison effective des forces sociales
- les limites de l’efficace de la structure
- les limites (effets produits par la structure) du champ des variations, etc.)
Le contexte immédiat du mot ne doit pas laisser d’ambigüité possible.