Killian Favier
Lundi 28 octobre 2024 à 18h30

Salle des résistants, 45 rue d’Ulm, 1^er étage, couloir AB.

Les nombreux débats autour de « l’écologie de Marx » se sont intensifiés à la mesure de l’aggravation de la crise climatique. Une littérature éco-marxiste récente, centrée autour de la notion de « rupture métabolique », a popularisé l’idée selon laquelle la théorie de Marx est écologiste en principe et en fait. En d’autres termes, la philosophie de Marx serait compatible avec l’écologie, et sa critique du capitalisme serait justement centrée sur (ou se serait graduellement tournée vers) les exigences de soutenabilité, contre la destruction environnementale capitaliste. Cette lecture, aujourd’hui sûre de son fait, visait au départ à contrer les accusations traditionnelles de l’environnementalisme envers Marx : anthropocentrisme et Prométhéisme. 

Sans vouloir pour autant ignorer la contribution indubitable des travaux récents sur la « rupture métabolique », je défendrai une lecture beaucoup plus nuancée de l’écologie prétendue de Marx. Comme l’a montré Timothée Haug dans une récente thèse, une lecture fidèle à l’esprit du texte, et notamment de ses sources philosophiques, doit comprendre que la « rupture métabolique » n’émerge que tard dans son œuvre et n’est pas la concrétisation de son modèle théorique. Elle est au contraire une ouverture vers quelque chose d’autre – une « brèche ».

Pour éclairer cette idée d’une brèche écologique tardive dans l’œuvre de Marx, je me propose de décrire ce que j’appellerai « l’ambivalence écologique » du matérialisme. C’est selon moi dans le geste philosophique inaugural de Marx que se situe la source de l’ambivalence. Le matérialisme de Marx suit celui de Feuerbach en inversant les catégories de l’idéalisme, c’est-à-dire en posant la primauté de la nature sur l’esprit. Cependant, il y ajoute une notion cruciale : celle de pratique, d’activité, qui jusqu’alors était théorisée (mais abstraitement) par des penseurs idéalistes, principalement Hegel. Contre le matérialisme contemplatif de Feuerbach, celui de Marx se concentre sur la pratique concrète des individus dans leurs conditions naturelles. Il faut alors prêter attention à ce qui advient au concept de nature. Elle est à la fois la primauté matérielle de laquelle les humains dépendent en en tirant leur subsistance (ce qui donnera le concept de métabolisme, effectivement important), et le substrat transformé par l’activité historique, c’est-à-dire un matériau modelé par les humains. Ainsi, le destin écologique du marxisme dépend de sa capacité à penser la nature sans la réduire à un simple matériau pour l’activité. La tendance inverse, profondément ancrée chez Marx, se rend coupable d’hubris en transposant le modèle idéaliste (hégélien) à l’activité humaine sur la nature.

Eléments de bibliographie :

• Etienne  Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993.
• John Bellamy Foster, Marx écologiste, Paris, Amsterdam, 2011 [2000].
• Timothée Haug, La Rupture écologique dans l’œuvre de Marx : analyse d’une métamorphose inachevée du paradigme de la production, thèse de doctorat en philosophie soutenue à l’Université de Strasbourg, 2022.
• Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Editions Sociales, 1972.
• Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Editions Sociales, 1972.
• Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris, Editions Sociales, 2016.
• Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, première partie : Feuerbach, Paris, Editions Sociales, 1970.
• Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste, Paris, Ivrea, 1983.
• Kohei Saito, La Nature contre le capital : l’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, Paris-Lausanne-Montréal, Syllepses-Page deux-M Éditions, 2021 [2016].
• Alfred Schmidt, Le Concept de nature chez Marx, Paris, PUF, 1994 [1971].
• Charles Taylor, Hegel et la société moderne, Paris, Editions du Cerf, 1998 [1979].

Enregistrement de la séance :

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