La présentation que je propose à ce séminaire est à la fois délimitée et ouverte. 

Délimitée quant à la « grille » de lecture qui se réclame du marxisme sur un sujet spécifié (« plan, marché et autogestion »), lui-même ancré sur l’expérience yougoslave spécifique. Mais ouverte, car d’une part, il y a eu (et il demeure) des lectures de cette expérience qui, tout en se réclamant du marxisme – et j’y inclus les marxistes yougoslaves – sont différentes voire largement contradictoires, sans conclusion consensuelle à ce jour.  De plus, loin de se réduire à ce que certaines présentations de marxistes en font – un « modèle de marché » figé et unique, cette expérience s’est traduite sur quatre décennies post-révolutionnaires (1950-1980) en gros par trois grandes combinaisons institutionnelles ou « systèmes » différents se réclamant tous de « principes » ou finalités marxistes. 

Ma propre recherche et thèse de doctorat assumait cette double caractéristique, délimitée et ouverte, à partir d’une double conviction marxienne : l’exigence générale sans cesse actualisée d’une dialectique (ou interaction) théorie et expérience  pratique ; mais en particulier, le rejet de recettes en chambre concernant les enjeux de la construction d’une société post-capitaliste. C’est l’absence d’expérience à ce sujet du temps de Marx qui lui faisait refuser de « lire dans le marc de café » ou encore d’imaginer sans lien avec des luttes et expériences un « modèle » de ce qu’il appelait de façon critique un  « socialisme utopique ». 

Cela n’avait pas empêché les fondateurs du « marxisme » d’émettre quelques hypothèses souvent transformées en « définitions » dogmatiques (cf. « le socialisme, c’est “à chacun selon son travail” et le communisme, c’est “à chacun selon ses besoins” ; mais aussi certaines présentations d’Engels de l’avenir post-capitaliste sans catégories marchandes et permettant une gestion « directe » ou administrée des ressources). Ainsi, une hypothèse/interprétation forte a associé le projet communiste à une société à la fois sans conflits et sans monnaie. Divers marxistes n’ont pas manqué de se réclamer de ces « références » pour interpréter et critiquer l’expérience yougoslave. J’y reviendrai succinctement.

La révolution d’Octobre a marqué le début d’un changement de contexte pour la réflexion marxiste, prolongée et transformée dans le temps à la fois par la bureaucratisation / stalinisation de l’URSS et les nouvelles révolutions du XXè siècle (Yougoslavie, Albanie, Chine, Vietnam, Cuba…) se réclamant du projet communiste et de la révolution d’Octobre en se définissant vis à vis de l’URSS ( dans un rapport apologétique ou de rejet critique). Cet autre ensemble de critères politico-théoriques allaient forcément à leur tour marquer les diverses lectures marxistes de la révolution yougoslave que j’évoquerai également.  

Mon sujet et l’approche de ma thèse de doctorat étaient à la fois délimités et ouverts : il s’est agi d’analyser « les logiques contradictoires de l’accumulation yougoslave » et donc les différentes réformes combinant « plan, marché et autogestion » entre 1950 et les années 1980 de crise. Mon interprétation de Marx et du marxisme impliquait un rejet de toute notion de « modèle » préétabli ou de « définition » dogmatique par rapport à laquelle on jugerait l’expérience. Mais cette analyse a été effectuée non sans critères méthodologiques marxistes que je résumerai ainsi :

• l’exigence d’aller « derrière » les institutions (plan, marché, institutions du parti/Etat et de l’autogestion) et derrière les catégories monétaires (prix, salaires, etc.) pour analyser les rapports sociaux réels, en l’occurrence légitimés par des droits reconnus dans la Constitution yougoslave : c’est l’analyse des conflits surgis dans chaque étape, qui structure le passage d’une réforme à une autre, et le plan de l’exposé.  Ce qui permet à la fois de souligner les liens de « légitimation » que le parti/État tire de ses rapports à la révolution et aux travailleurs, et en même temps le « substitutisme » (pour reprendre les termes d’Ernest Mandel ») du parti qui continue à décider « au nom de ». 
• l’exigence d’actualisation des interprétations théoriques et conceptuelles sur ce type de société que je présenterai en introduction : à la différence d’autres approches se réclamant du marxisme, j’analyse la société yougoslave post-révolutionnaire  sur la base des concepts nouveaux introduits depuis la révolution d’Octobre de « société en transition » (sans interprétation déterministe) soulignant les dimensions conflictuelles de « déjà plus » (capitaliste) et « pas encore » (sans rapport d’exploitation, sans stabilisation « socialiste » communiste). Cette conceptualisation s’inscrit dans la suite des premiers débats marxistes, dans l’URSS préstalinienne des années 1920 (entre Boukharine et Préobrajensky) sur le rôle du marché et du plan, mais il y insère  les exigences démocratiques radicales notamment en termes de droits autogestionnaires des travailleurs / citoyens introduits en Yougoslavie en critique de la bureaucratisation étatiste de l’URSS (cf. Djilas, Kardelj). 

Je terminerai sur une conclusion ouverte soulignant l’intérêt de la notion d’ « utopie concrète » (Walter Benjamin, Darko Suvin…).